Contes à rebours de Braine-le-Castel en roman pays

Contes de la corneille

de Braine-le-Castial

en Roman Pays brabançon

 

Les fées lavandières

La Mathilde avance péniblement; vieille elle l’est, trop,

tout le monde au village se souvient d’elle comme d’une vieille... les autres sont morts...

Les autres, ils sont chez eux à cette heure, ils profitent de la chaleur des bûches qui flambent dans l’âtre,

peut-être jouent-ils à se faire peur, en se racontant des histoires de vieilles,

qui vont les chemins à la nuit tombante...

 

Faut dire que s’ils la voyaient, silhouette tordue dans la nuit de janvier, tache fantomatique glissant lentement

vers les Monts, enroulée dans une mauvaise cape de tiretaine,

la tête serrée d’ un large foulard de laine brune pour ne pas sentir les coups de griffes du gel,

plus d’un se signerait.

Un sac volumineux est jeté sur son épaule, et son unique main le tient avec fermeté.

C’était... il y a longtemps, elle était déjà pauvre, mais belle encore et le meunier l’avait forcée sans un mot,

là, dans le moulin qui dessine maintenant sa masse sombre sur sa droite ... ce meunier...

ses yeux étaient vitreux comme ceux d’un poisson mort et luisaient sans expression dans son large

visage congestionné par l’effort et le plaisir qu’il volait sans remords. Elle avait voulu s’arracher à l’étreinte,

mais l’homme était trop fort, alors elle avait tendu le bras, à l’aveuglette pour attraper n’importe quoi ...

ce fut un des engrenages de la grosse machine qui l’avait mordu, lui arrachant la main droite.

Elle avait hurlé en ramenant le bras juste sous le nez de son tortionnaire qui de frayeur l’avait lâchée.

Elle avait couru jusque chez le vieux Jean, un rebouteux taciturne, craint de tous,

braconnier à ses heures et qui vivait en reclus dans sa petite cabane du chemin des esprits.

Il l’avait soignée, il ne demandait rien, elle était restée. Pendant des mois,

elle avait nettoyé ce qui était maintenant son foyer,

préparé les maigres pitances qui les maintenaient en vie tous deux. Mais son ventre s’arrondissait.

 

 

Le vieux jean voyait d’un mauvais œil cette nouvelle bouche à nourrir se préparer en une mystérieuse alchimie

dans le sein de cette fille qu’il n’avait jamais touchée.

Au bout de neuf mois, l’enfant était né, c’était une fille malingre que le vieux Jean emporta d’autorité.

En silence, il était sorti et tard, dans la nuit, il était revenu, seul, ivre.

Après trois jours, sans qu’un mot ne soit échangé, elle avait rassemblé ses maigres possessions et quitté la maison du vieux Jean. Elle était allée se présenter à Binchefort, une ferme solide et riche, qui avait toujours de l’emploi pour une fille ne rechignant pas à la tâche. Bien sûr, elle n’avait qu’une main, mais pour s’occuper de la basse cour c’est bien assez, et puis surtout, elle ne demandait qu’un abri avec un peu de paille, du pain et de la soupe. Comme elle avait tant de choses à oublier, elle travaillait, se saoulait de fatigue, et plus elle s’attelait aux mille travaux de la ferme, plus elle devenait vigoureuse et plus elle devait s’acharner pour trouver l’oubli. Outre l’entretien des poules, des oies, des canards, des lapins et des porcs, elle avait pris en charge le lavage et le repassage des fins draps de lin des maîtres; elle aimait la douceur du tissu et n’avait pas sa pareille pour leur donner un pli net et droit qu’elle lissait soigneusement avec son moignon.

Le fermier, bon homme et soucieux de s’attacher une servante si efficace lui avait accordé d’occuper une petite maison, hors de l’enceinte, et à l’abandon depuis des années, personne ne se souciant de vivre la, au pied du bois, sans le secours d’une présence humaine, pendant les longues nuits d’hiver ou l’on aime à se dire que ce n’est que le vent qui fait ces bruits inquiétants, dehors...

 

Elle avait vieilli, le fermier était mort, son fils, habitué à la voir continuait à la laisser s’occuper de la volaille,

ce qui allait sans trop de mal, et de son linge, ce qui maintenant était trop dur, mais comment l’avouer ?

Il lui donnait son pain et de la grosse soupe chaude avec parfois, comme échappé à la vigilance de la maîtresse,

un morceau de lard moelleux blotti entre deux feuilles de choux.

 

 

Après les moissons, elle participait à la fête qui réunissait tous les travailleurs, le teint hâlé,

les muscles noueux encore vibrant de l’effort fourni, rassemblés pour un ultime hommage à ces grains de vie,

arrachés à la terre nourricière et promesses du pain quotidien tellement nécessaire à l’homme

qu’il figure dans sa plus importante prière au Père.

La voilà parvenue au but de son escapade nocturne, au pied du Bon Dieu des Monts, là, s’ouvre à ses pieds un boyau sombre qui depuis toujours, s’enfonce dans les entrailles de la terre et autour duquel maintes légendes se sont développées. Des légendes ? pas pour Mathilde; elle dépose son fardeau et fouille dans le sac, dispose avec soin une grosse miche de pain, six oeufs frais et un morceau du boudin préparé à la Noël dernière. Abandonnant le sac près de la nourriture, elle reprend son chemin en sens inverse, sans se presser, peu soucieuse de retrouver sa maisonnette vide ou un feu chiche dispense un semblant de chaleur. Elle replonge dans ses pensées, comme il serait bon d’avoir sa fille chez elle, pour lui donner de l’aide dans le travail, bien sûr, mais surtout pour l’amour qu’elles pourraient partager, la tendresse d’un sourire qui lui a toujours été refusé. Demain, elle reviendra, à nuit noire, et les draps seront là, impeccablement lavés et repassés avec le plus grand soin, comme elle savait si bien le faire, avant... Les fées lavandières, elle y croit elle !

Du trou béant, noir et lugubre au pied du Bon Dieu des Monts, une ombre furtive émerge, petite et maigre à faire peur, elle s’empare de la nourriture et, avant de faire le travail qu’on attend d’elle, l’avale goulûment.

Aussi loin qu’elle puisse se souvenir, elle n’a jamais eu de maman pour lui expliquer comment manger proprement... et les Dames qu’elle sert ne mangent pas...

 

 

Alain CORDIER